LES APPRENTISSAGES AUTONOMES

APPRENTISSAGES AUTONOMES ET INFORMELS : ILLUSION OU RÉALITÉ ?

par Claudia Renau

Pour l’opinion publique, “instruction en famille” égale “école à la maison”, ou du moins instruction explicitement organisée par les parents afin que le droit à l’instruction de l’enfant soit respecté et qu’il acquière des « connaissances, des compétences et de la culture » pour reprendre les termes de l’obligation légale des familles[1].

Beaucoup de familles suivent les programmes scolaires (d’autant que pour la moitié des familles, l’IEF c’est seulement pour un an, découverte des travaux de Philippe Bongrand dans un des départements urbains étudiés par l’équipe ÉMA[2]).

Programmes oui, mais horaires non : la plupart des familles ne suivent pas les horaires scolaires (24h de cours par semaine sans compter les devoirs, 26h et plus en collège) : elles ont remarqué que l’apprentissage individualisé (adapté aux intérêts et au rythme de l’enfant) est bien plus efficace. Un travail scolaire de 2 h par jour (souvent le matin) est non seulement validé par de nombreux exemples, mais aussi validé par l’institution[3]

« Efficace » car le reste du temps, l’enfant réinvestit ce qu’il a appris le matin avec d’autres modalités et il continue d’apprendre, ce qui ancre les apprentissages avec des activités qui font sens. Cela dit, les familles ne cherchent pas tellement l’efficacité : déjà parce que l’obligation légale est une obligation de moyens, pas de résultats (comme à l’école d’ailleurs) ; d’autre part, pourquoi diable rechercher de l’efficacité en ce temps précieux de l’enfance qui permet de baguenauder, de découvrir au hasard, de s’enrichir et de se découvrir au fil des rencontres et de la vie ?

Dans la mesure où la « production de traces » scolaires est limitée en durée, les enfants acceptent en général de jouer le jeu et de s’adonner à ce travail scolaire attendu par la société (les voisins, les grands-parents, les copains, l’inspecteur). Souvent gratifiant, ce travail personnalisé se fait au plus près des besoins de l’enfant : les parents ne font pas travailler sous la contrainte, ce serait contreproductif et déplaisant, les bonnes relations familiales étant la première valeur que mettent en avant les parents. 

Certaines familles sont attirées par les apprentissages informels et autonomes. Lesquelles ? Celles qui rencontrent un refus de leur enfant vis-à-vis d’apprentissages de forme scolaire (face à ce refus le plus souvent démarré à l’école, certains parents font le choix de l’IEF, écoutant leur enfant qui exprime du mal être et ne se résigne pas à des formes d’apprentissages scolaires). Il y a aussi les familles qui ont observé cette efficience des apprentissages lorsque l’enfant était demandeur. Parfois les parents se souviennent de leur propre histoire où les acquisitions ont été bien plus grandes ou durables en situation non contrainte.
Signalons aussi les parents qui ont choisi de passer du temps avec leur jeune enfant : ils l’observent apprenant de ses jeux, conversations, essais/erreurs, contemplations et activités quotidiennes. « Pourquoi changer une équipe qui gagne, pourquoi ne pas continuer ce qui a si bien fonctionné dans la toute petite enfance », demande Alan Thomas dans le film Être et devenir de Clara Bellar[4]

C’est que les jeunes sont des moteurs à apprendre, en permanence (les adultes aussi mais un peu moins – et ils ne sont plus contrôlés par l’Education nationale) grâce à leur vie quotidienne et plus particulièrement grâce aux jeux, à leurs petits et grands projets, leurs échanges, les conversations (cf. « la conversation sociale » de Alan Thomas[5])

(Parfois, étant donnée la pression de l’entourage et de l’institution, certains parents attirés par le unschooling deviennent hyperattentifs à toute demande enfantine qui ressemblerait à un savoir scolaire, et s’engouffrent dans les remarques ou questions de l’enfant, en en faisant trop, ce qui peut nuire à la relation familiale : le regard de l’enfant se perd et devient morne, le risque étant que l’enfant ne (se) pose plus de question).

Cette double expression « apprentissages autonomes et informels » est une traduction de l’anglo-américain unschooling ou self-directed learning ou live learning, ou le Learning all the time du fondateur du unschooling, John Holt[6]. Apprentissages « autogérés » me parait moins bien, car on ne gère pas un apprentissage de fait omniprésent.

Autonomes car apprendre ne peut qu’être autonome, il ne peut pas être fait par quelqu’un d’autre que soi, ni forcé – si c’est le cas, l’acquisition sera superficielle et fugace, et la principale chose apprise sera la pression exercée[7]

Le terme informel exprime la prise en compte implicite de tout ce que le monde et les gens donnent à voir. Ainsi, les enfants acquièrent leurs apprentissages majeurs, la marche et la parole, par cette forme primordiale d’apprentissage qu’est l’imitation de son environnement, et le désir d’y participer.

Ces apprentissages sont bien plus efficaces lorsqu’il n’y a pas d’intention – c’est ainsi qu’un enfant plus jeune apprend souvent mieux la lecture que son ainé qui est l’objet de l’attention – et donc pas d’attentes parentales. L’effort du parent unschooler pourrait se résumer en : « Je ne fais pas travailler mon enfant, je travaille sur moi pour ne pas avoir d’attentes ». Pas d’attente afin d’accueillir l’enfant tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit.

Confiance est le maitre mot, confiance dans la capacité de l’enfant à apprendre ce qui est le mieux pour lui, au moment où cela fera sens pour lui, sans qu’on ait à le prévoir, le programmer, le prémâcher.

Néanmoins, les adultes présents autour de l’enfant ne s’interdisent pas de partager leur vie, leurs envies et leurs découvertes. Ils ont confiance que l’enfant refusera si ça ne lui convient pas – puisqu’ils n’ont jamais forcé ni insisté ni manipulé, même lorsque l’enfant ne voulait pas une proposition. Quand l’enfant est jeune, il fait confiance à l’adulte qu’il a vu être digne de confiance à de multiples reprises. Lorsque le jeune dépasse 11-12 ans, souvent il demande à participer au choix des supports, des sorties et des activités.

Comme le dit Pam Sorooshian, « Le unschooling est comme une danse entre des partenaires qui sont si parfaitement en phase l’un avec l’autre qu’il est difficile de dire qui guide. Les partenaires sont sensibles aux indications de chacun, aux petits mouvements, aux légers décalages, et ils réagissent. Parfois, l’un dirige et parfois l’autre[8]. »

Peut-on avoir la même confiance si l’enfant veut passer beaucoup de temps “sur les écrans” ? Ces écrans n’arrivent pas de nulle part, ils sont introduits dans la maison par les parents – et d’ailleurs les premiers à ne pas s’en détacher au détriment de l’attention à l’enfant sont les parents. De plus ils peuvent être perçus comme une garde pratique. Mais le premier besoin de l’enfant est d’interagir avec son entourage et d’appréhender le monde réel : les familles IEF mettent à disposition des cubes et des personnages, de l’espace (qui peut être de l’espace urbain), et du temps, du temps non minuté et non contraint. Quand l’enfant grandit, à partir de 11-12 ans, il intègre souvent un téléphone dans sa panoplie de découverte du monde. Le téléphone est un ordinateur en miniature, un outil magique où on va chercher de l’information, des images, des vidéos, des tutoriels. Les liens se créent et se développent avec les amis, le jeune se met souvent à écrire davantage à ce moment-là (l’écrit est plus convivial, même si les vocaux sont adaptés aux situations complexes[9].

Souvent les jeunes qui écrivent veulent éviter que ça « pique les yeux ». Ils font un certain effort vis-à-vis de l’orthographe, un effort de « convivialité visuelle » : ça consiste à faire attention que le lecteur n’ait pas à faire un gros effort de transcription à l’oral – si le texte est quasi en phonétique. Le lecteur, lui, fait l’effort de tolérer quelques écarts et de se concentrer sur le sens de ce qui est transmis, sans faire de la police scolaire[10]

Un test simple concernant les écrans : si le jeune arrête lorsque son entourage lui propose de participer au repas, à une discussion, un jeu, c’est qu’il s’agit d’une occupation parmi d’autres, qui permet de passer le temps de façon agréable -et instructive aussi. Les jeux vidéo sont des supports de sociabilité puissants entre amis éloignés, ils développent des qualités de stratégie, de mémoire, de prise en compte de la complexité.

On est d’accord, tout est apprentissage, mais n’y a-t-il pas des activités où de l’apprentissage est reconnu ?
Discuter avec son enfant, avec son adolescent. L’OCDE en parle dans une de ses études[11], Peter Gray l’évoque dans son article « Comment les apprentissages scolaires précoces freinent le développement intellectuel » où il rend compte de l’expérience de Benezet à Manchester (près de Boston) dans les années 1930. Ça rejoint la conversation sociale d’Alan Thomas et l’expérience de chacun : on apprend plein de choses en parlant avec les autres, en interagissant avec le monde. Ainsi, le rôle du parent IEF est de s’organiser pour passer du temps avec son enfant.
– Chercher ensemble, notamment quelque chose que le parent ne connait pas bien, sur internet, dans un tutoriel, une vidéo, un film, un livre, un magazine. Le parent a l’avantage d’être plus vieux et expérimenté, le jeune regarde avec intérêt comment il s’y prend, quels mots clés il utilise, comment il va vers certains sites et pas d’autres.

Cet apprentissage ensemble est plus profitable que lorsque le parent sait et que l’enfant écoute poliment (avec parfois le regard qui s’éteint). Le rôle du parent IEF est d’avoir un abonnement à internet.
Lire des albums à son petit enfant, lire des livres à son enfant plus grand, même lorsqu’il sait lire (il peut lire une page sur deux, participer au dialogue)[12]. Le rôle du parent IEF est d’avoir une carte de bibliothèque à jour.
Jouer seul (« le jeu libre ») ou en famille : les multiples bienfaits du jeu sont mis avant par des auteurs fameux et ça fait du bien de les lire (André Stern[13], Peter Gray[14], Alan Thomas et Harriet Pattison[15], Pascal Deru[16]). Tout simplement, il s’agit de se poser et de jouer, même 15 minutes, et sans avoir d’attentes, juste pour le plaisir d’interagir avec son enfant. Le rôle du parent IEF est d’avoir quelques jeux à la maison.

Ces activités font plaisir, et surtout font sens, en satisfaisant le besoin de l’enfant de grandir en ayant prise sur le monde.

RÉFLEXION SUR LES APPRENTISSAGES AUTONOMES ET L’ÉCOLE

Il existe une version scolaire de ces apprentissages par la pédagogie de projet, les interactions avec l’extérieur, le fonctionnement coopératif. Ils sont mis en place par de multiples pédagogues depuis longtemps : Freinet[17], Collot avec l’école du 3e type[18] et de nombreux autres (AS Neill, la Sudbury valley school, etc.[19]). 

Les études se suivent et se ressemblent : ces approches sont efficientes, dans tous les milieux sociaux mais notamment en milieu défavorisé (école Freinet de Mons-en-Barœul[20], démarche à base Montessori de Céline Alvarez à Gennevilliers[21], etc.).
Alors pourquoi ces démarches ne se diffusent-elles pas dans l’école (à part quelques exceptions recensées par la Fespi[22] et par l’équipe de recherche de Viaud et Hugon[23]), pourquoi sont-elles à peine tolérées dans les écoles privées hors-contrat[24], pourquoi ne pas faire confiance aux enseignants et à leur liberté pédagogique ?

Un étonnement de notre part : les penseurs de l’école “les plus avancés” (Meirieu[25], De Cock[26]), pensant que seule l’école publique peut apporter de la justice sociale et de l’émancipation (niant les effets de la volonté de l’enfant de grandir et d’interagir avec le monde, niant la dimension sociale de l’IEF), luttent contre les petits interstices d’apprentissages autonomes au lieu de faire face à l’institution qui empêche massivement la liberté pédagogique des enseignants.

Ainsi, par ses jugements univoques et sa version uniforme de la réussite, l’école aggrave les inégalités et légitime la reproduction des élites – et le rejet des pauvres (l’amplification des inégalités sociales par l’école est désormais bien documentée[27], voir aussi François Bégaudeau[28], Barbara Stiegler[29], Jean-Pierre Lepri[30]). La réussite scolaire, la méritocratie[31], permettent la distinction et la sélection d’une élite persuadée de sa légitimité à imposer ses décisions aux autres, au lieu de laisser les jeunes et les gens avoir une vie variée et foisonnante, garante de l’égalité par la diversité et de la démocratie par la confiance dans le vivre ensemble.

QUELQUES RESSOURCES POUR GARDER CONFIANCE

ÉVITER LES EXERCICES INUTILES

Éviter de faire faire à son enfant des exercices inutiles et chronophages (« occupationnels ») qui existent dans le programme des écoles mais pas dans le Socle commun. Ainsi il est bon de savoir lire et écrire, mais pas de connaitre le vocabulaire spécialisé de la grammaire (oublié par les élèves après avoir servi au contrôle). Voici d’autres arguments en faveur d’apprentissages éloignés de la forme scolaire, parus dans les Plumes.
Un enfant IEF qui apprend à lire y passe peu de temps (on peut se rassurer avec la démarche de Marlène Martin[32]).

SE DÉTACHER DES ÉTIQUETTES SCOLAIRES

Se détacher des étiquettes scolaires : en IEF, un enfant sorti de l’école n’a plus besoin de se définir par la norme scolaire, il n’a plus besoin de se suradapter, et petit à petit, ses troubles s’atténuent voire disparaissent. Un accompagnement par un·e orthoptiste ou un autre professionnel peut s’avérer utile, et sera tellement plus léger (et non stigmatisant) que le lourd arsenal que l’institution met en place.
Voici des ressources que les familles utilisent : Dysplay Puissance Dys, des livres[33].

QUELQUES RESSOURCES POUR ACCOMPAGNER LES APPRENTISSAGES AUTONOMES

Liste de films et de vidéo en histoire et géographie

Apprentissage de la lecture

Liste de jeux

Notes et références

  1. Socle commun de connaissances, de compétences et de culture (2016).
  2.  Instruction(s) en famille – Explorations sociologiques d’un phénomène émergent.
  3.  Info vue dans une page officielle de soutien aux enfants handicapés.
  4.  Alan Thomas dans le film Être et devenir de Clara Bellar [extrait] et dans le livre Être et devenir, faire confiance à l’apprentissage des enfants, Clara Bellar, page 74. Citation exacte : « C’est une continuation des premières années. Pourquoi la pédagogie devrait-elle changer à 5-6 ans et passer de complètement autonome à une manière totalement différente. On ne change pas une équipe qui gagne ! ».
  5. Extrait du livre d’Alan Thomas et Harriet Pattison, L’école de la vie c’est apprendre avec les autres, « On apprend mieux par la conversation que par l’écrit ».
  6. Le livre Learning all the time a été traduit par : Les apprentissages autonomes, comment les enfants s’instruisent sans enseignement, éditions l’Instant présent (livre original publié en 1989). Voir aussi, de John Holt, Comment l’enfant apprend, le besoin vital de comprendre ; Comment l’enfant échoue, l’école ou la fabrique de l’échec sur les fondements de sa démarche d’apprentissages autonome.
  7. En lire plus sous la plume de Jean-Pierre Lepri : education-authentique.org.
  8. « Le unschooling n’est pas de l’apprentissage dirigé par l’enfant ».
  9. A ce sujet il faut lire le petit livre de Michel Serres, Petite poucette, qui parle de la jeune génération connectée. « De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture ; de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies. ».
  10. Chaque remarque faite sur l’orthographe est une réminiscence d’une souffrance scolaire, inhiber ces jugements prend du temps mais c’est possible.
  11. Comment les parents peuvent-ils aider leurs enfants ? (lien direct), 2011.
  12. La même étude de l’OCDE met en avant l’importance de la lecture faite régulièrement à l’enfant.
  13. Jouer. Faisons confiance à nos enfants, André Stern.
  14. Libre pour apprendre, 2013 (Actes Sud, 2016).
  15. L’école de la vie, c’est apprendre avec les autres, Alan Thomas & Harriet Pattison.
  16. Merci le jeu ! Jouer ensemble, un chemin jusqu’à la joie, Pascal Deru.
  17. Institut Coopératif de l’École Moderne – Institut Freinet.
  18. Le Blog de Bernard Collot.
  19. Qu’entendons-nous par “écoles et pédagogies différentes ?
  20. Site de l’école expérimentale Hélène Boucher.
  21. Site de Céline Alvarez.
  22. Fédération des établissements scolaires publics innovants.
  23. Recherches sur les écoles et les pédagogies différentes.
  24. Malgré leur qualité (par exemple École Démocratique de Paris, L’Autre Collège).
  25.  Par exemple : CAUSETTE_O9_2020.pdf.
  26. Laurence de Cock : Ecole publique et émancipation sociale (cafepedagogique.net) ou UDA : Laurence De Cock : Pour une école de l’émancipation (cafepedagogique.net).
  27. Par exemple ici Les inégalités scolaires expliquées par les experts,  par exemple Interview de Marie Duru-Bellat.
  28. Site du film Être et Devenir : « L’école est un lieu de légitimisation des inégalités (…) À la fin de l’école, les pauvres ferment leur gueule et disent : « C’est vrai, je comprends, il y a quand même une forme de légitimité, c’est que tu as eu 18 en maths et moi 3. » C’est comme ça qu’on construit une espèce de servitude sociale. » (pp. 227-228 du livre de Clara Bellar). 
  29. Emmanuel Todd et Barbara Stiegler aux Bibliothèques Idéales le 26 juin 2021.
  30. education-authentique.org.
  31. « Héritocratie », de Paul Pasquali : métamorphoses de l’élitisme.
  32. Marlène Martin propose d’éviter les exercices traditionnels qui risquent d’augmenter la confusion chez les enfants. cf. Apprendre à lire en famille avec Marlène Martin.
  33. L’école est-elle responsable de la DYSlexie, La fabrique des enfants anormaux
Aller au contenu principal