Le 6 janvier 2021, six associations et collectifs œuvrant pour le maintien du droit à l’Instruction en Famille ont envoyé une lettre ouverte aux corps d’inspection de l’Éducation nationale et à leur hiérarchie.
mercredi 6 janvier 2021
Lettre ouverte adressée :
- aux rectrices et recteurs d’académie
- aux inspectrices et inspecteurs d’académie – directrices et directeurs académiques des services de l’Éducation nationale
- aux inspectrices et inspecteurs de l’Éducation nationale
- aux inspectrices et inspecteurs d’académie – inspecteurs pédagogiques régionaux
- aux conseillères et conseillers pédagogiques de circonscription
- au Syndicat des Inspecteurs d’Académie (SIA)
Titre : corps d’inspection de l’Éducation nationale, rétablissons ensemble la vérité sur l’Instruction en Famille.
Mesdames, Messieurs,
Le 2 octobre dernier, le président de la République a déclaré, à la surprise générale, que le libre choix de l’Instruction en Famille (IEF) sera supprimé à la rentrée 2021. Cette formulation au futur simple, au mépris de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, a eu pour effet de faire obstacle à un débat rationnel sur la base des retours d’expérience des personnes les plus au fait de la réalité de l’IEF : associations de parents instruisant leurs enfants en famille, sociologues et chercheurs en éducation ayant étudié le sujet en France et ailleurs, corps d’inspection de l’Éducation nationale, services chargés des enquêtes de la mairie. L’objectif affiché par le Président de la République était la lutte contre des formes de “radicalisation”. L’article 21 du projet de loi confortant le respect des principes de la République émane de cette annonce.
Nous connaissons le positionnement de votre institution vis-à-vis du libre choix de l’IEF : l’Éducation nationale est résolument en faveur de la scolarisation de tous les enfants, y compris ceux en situation de précarité qui se voient parfois refuser l’accès à l’école 1. Nous imaginons aussi qu’avec l’augmentation du nombre d’enfants instruits en famille depuis 2019 (abaissement de l’âge d’instruction obligatoire à 3 ans au lieu de 6 ans), sans qu’il vous soit donné plus de moyens, votre charge de travail est accrue, et qu’il va vous être de plus en plus difficile de contrôler toutes les familles. Face à cette situation, il pourrait être tentant de vouloir réduire le nombre d’enfants instruits en famille coûte que coûte. Cela étant, cette solution de “facilité” serait non seulement insatisfaisante d’un point de vue rationnel mais aussi profondément injuste pour les milliers de familles que nous représentons.
En effet, depuis l’annonce du 2 octobre, les preuves se sont multipliées que l’amalgame entre IEF et “radicalisation” ne repose sur aucune raison tangible. D’ailleurs, la revue n° 37 de novembre 2020 du Syndicat des Inspecteurs d’Académie 2 a publié une réflexion critique du projet de loi sur la base d’arguments rationnels que nous avons trouvés particulièrement intéressants :
- interdire l’IEF ne serait ni pertinent ni efficace pour contrer la radicalisation religieuse. En réalité, le risque est de «casser le thermomètre au lieu de soigner le mal», voire d’alimenter la dynamique de radicalisation chez les publics concernés ;
- « il ne faut pas céder à la tentation de la simplification et l’amalgame », mais au contraire considérer le phénomène IEF à la hauteur de la complexité qui le
caractérise ; - l’École utilisée comme scène de guerre permanente, où des hussards se battent pour la République et la laïcité, a renforcé l’exclusion de certaines minorités, brouillé le message sur la laïcité, et affaibli la capacité de l’École à établir un climat neutre, apaisé et donc favorable aux apprentissages.
Nous vous imaginons nombreux, au sein des académies, à rejoindre cette analyse et à vous questionner. Pendant ce temps, les discours politiques persistent à entretenir la désinformation. Le 4 décembre 2020, lors d’une interview sur Brut, face à des millions de spectateurs, le président de la République a entretenu l’amalgame entre IEF et radicalisation islamiste, en déclarant que la suppression de l’IEF serait une arme nécessaire pour pallier le phénomène de la petite fille couverte d’un niqab et embrigadée dans une structure clandestine. À chacune de ses interventions publiques, le ministre de l’Éducation nationale lui emboîte le pas. Il semble oublier qu’il affirmait encore très récemment (à l’Assemblée Nationale le 14 février 2019 3 et au Sénat le 18 juin 2020 4 ) que le fait d’instaurer une autorisation préalable irait à l’encontre du principe du choix de l’instruction, et que les lois dites “Gatel” et “École de la confiance” forment un cadre législatif suffisant. Ainsi, rien ne justifie cette soudaine volte-face. En dépit de toutes les données qui ont été transmises au gouvernement depuis le 2 octobre, et l’incapacité des différents ministères concernés à fournir la moindre donnée tangible, persister ainsi ne peut plus relever de l’erreur. Il s’agit bel et bien d’une manipulation que nous considérons d’une extrême gravité.
Le projet de loi, légèrement remanié depuis les débats au sein du Conseil d’État, consiste toujours à retirer le choix de l’Instruction en Famille (IEF) sur la base de “convictions politiques, philosophiques ou religieuses”, et à seulement l’autoriser sous des conditions très restrictives risquant de stigmatiser certains enfants. Pourtant, nous tenons à souligner que ce projet de loi n’est ni approprié, ni nécessaire ou proportionné, alors que ces principes
doivent être garantis pour protéger les libertés.
Ce projet de loi n’est pas nécessaire :
● dans la lutte contre le phénomène de radicalisation religieuse et les sectarismes : l’État dispose déjà de tout l’arsenal légal nécessaire pour fermer les structures clandestines, par définition illégales, et scolariser les enfants en danger ;
● pour la surveillance de l’IEF, qui est déjà systématique, et ne nécessite pas de légiférer davantage. Par exemple, le Directeur Académique à la DSDEN 59 (Nord), dans un entretien accordé à France 3 5, ainsi que son adjointe, dans un entretien accordé à la Voix du Nord 6, affirment qu’une surveillance est en place pour identifier les possibles dérives, notamment à Maubeuge, ville qui a malgré tout été prise comme exemple problématique dans le discours du Président le 2 octobre; 7
● pour garantir l’accès des enfants à une instruction. L’IEF est déjà encadrée ; vos services œuvrent ainsi à la protection de cette liberté constitutionnelle, tout en empêchant de possibles dérives ou négligences en matière d’instruction. Les 99 % d’avis favorables 8 rendus chaque année en sont une preuve incontestable. Ce projet de loi est manifestement un manque de reconnaissance du temps et de l’énergie que vous consacrez aux contrôles académiques, et une marque de défiance envers la qualité de votre travail.
Ce projet de loi est même contre-productif, car l’interdiction de l’IEF ne permettra pas de lutter contre la clandestinité, mais risque, au contraire, de l’encourager et de l’accentuer, comme l’a d’ailleurs relevé le Syndicat des Inspecteurs d’Académie.
Il n’est pas proportionné : dans une République démocratique, une liberté ne peut être supprimée que pour des raisons manifestes de sécurité, et l’étude d’impact doit prouver cette nécessité sur des bases rationnelles et juridiques solides.
En pièce jointe, vous trouverez la position commune des principales associations œuvrant pour le maintien du libre choix de l’IEF. Elle résume toutes les autres raisons pour lesquelles nous appelons les parlementaires à voter en faveur de la suppression de l’article 21 du projet de loi.
Nous proposons aujourd’hui à celles et ceux d’entre vous qui ne souhaitent pas être associés à une disposition qui manque sa cible, de vous unir à nos efforts pour :
1. soutenir la suppression de l’article 21 en contactant vos parlementaires et en les éclairant avec votre connaissance du terrain ;
2. soutenir notre demande de moratoire auprès du Président de la République 9 en sensibilisant votre hiérarchie. Extrait : “L’absence de travaux pertinents d’évaluation d’une telle réforme, l’inadaptation de la procédure parlementaire mise en œuvre et les obstacles constitutionnels auxquels elle se heurte nous conduisent à vous demander de faire sursoir à l’examen du texte” ;
3. intervenir dans les médias pour expliquer comment vos moyens d’action et votre attention permettent déjà de repérer d’éventuelles dérives ; mettre en lumière la banale réalité de l’IEF, qui ne correspond que très marginalement aux effroyables faits divers sur lesquels messieurs Macron et Blanquer focalisent l’attention de la nation ;
4. revendiquer des moyens et modalités de contrôle académique adaptés aux enjeux relatifs à l’IEF, dont l’ampleur reste raisonnable lorsqu’on la compare à celui des États-Unis où évoluent 2,5 millions de homeschoolers (3 à 4% des élèves 10 , vs. 0,5% en France).
Nous savons que vous positionner vis-à-vis de cet article 21 peut être délicat compte tenu du devoir de réserve auquel vous êtes soumis. Cependant, nous comptons sur votre attachement aux valeurs démocratiques et à la liberté d’instruction prônée par Jules Ferry.
Nous vous prions d’agréer, Mesdames, Messieurs, l’assurance de notre considération.
L’association LED’A
L’association LAIA
L’association CISE
L’association UNIE
La Fédération FELICIA
Enfance Libre
PS : veuillez répondre à cette adresse : coordination.ief.ia@laposte.net. Soyez assurés que nous respecterons le niveau de confidentialité que vous souhaitez : réponse ouverte, possibilité de citation anonyme ou réponse privée. Encore merci pour votre attention.
1- Libération, Pourrait-on parler de tous ces enfants qui rêvent d’aller à l’école et en sont privés ?, billet de Marie Piquemal, 8 décembre 2020
2- contacté par nos soins, le SIA nous précise que : “si l’article questionne la décision d’interdire l’instruction à domicile c’est avant tout pour essayer de produire une réflexion sur l’école elle-même, sur les valeurs qu’elle porte et sur la manière dont elle se donne parfois le droit de les opposer à celles de certaines familles, au risque d’être contreproductive. Il n’en reste pas moins que l’article précise que : « Sauf problèmes médicaux avérés, nous défendons l’idée que la scolarisation des enfants, notamment à l’École de la République, est la solution la plus souhaitable aussi bien en termes d’instruction qu’en termes de socialisation et d’ouverture aux autres et au monde. De même, l’article défend clairement la nécessité et l’efficacité des modalités actuelles du contrôle de l’instruction qui vérifie bien la réalité des observables témoignant de l’instruction donnée à l’enfant.”
3- Assemblée Nationale, Compte rendu intégral de la deuxième séance du 14 février 2019, Après article 5, Amendement n°825 – Mme Anne-Christine Lang : “Avis défavorable. La liberté de l’enseignement est un principe à valeur constitutionnelle. Instaurer une autorisation préalable irait à l’encontre du principe du choix de l’instruction.” M. Jean-Michel Blanquer : “Même avis, pour les mêmes raisons.”
4- Sénat, Compte rendu de la CE Combattre la radicalisation islamiste du jeudi 18 juin 2020, audition de Monsieur J.-M. Blanquer – “Cette liberté d’instruction à domicile a un fondement constitutionnel puissant […] À l’heure actuelle, je pense qu’il faut appliquer les règles que nous avons établies dans la loi de 2019.”
5- France 3, émission 19/20, Loi sur les principes républicains : comment encadrer l’école à la maison, 9 décembre 2020 – IA-DASEN : “Je pense que nos inspecteurs et nos inspectrices sont capables de repérer. Il y a effectivement une procédure spécifique dans le département où je leur demande de m’alerter immédiatement. Journaliste : “S’il y a des cas de radicalisation?” IA-DASEN : “En tout cas ,
s’il y a suspicion de, de manière à ce qu’on puisse creuser”
6- La Voix du Nord, Sambre-Avesnois: l’Éducation nationale «en veille» sur les indicateurs de déscolarisation, 14 octobre 2020 – “là où auparavant, elle n’avait qu’une connaissance partielle, l’Éducation nationale a donc désormais une idée très précise du nombre d’enfants dont les parents ont fait le choix de les instruire.”
7- La Voix du Nord, Quand Emmanuel Macron cite Maubeuge pour illustrer la déscolarisation des enfants, 2 octobre 2020.
8- 1er et 2nd contrôle confondus, selon Enquête portant sur l’Instruction en Famille, DGESCO 2014-2015.
9- Demande de moratoire au Président, 30 décembre 2020.
10- National Home Education Research Institute, Research Facts on Homeschooling, Brian D. Ray Ph.D., 23 mars 2020.